Détruire, disent-elles. Détournements du mythe de la pomme croquée avec Chytilova et Wittig

Estelle Benazet

Résumé :
International audience
Dans une des premières scènes du long-métrage de Vera Chytilova Les Petites Marguerites (1966), Marie 1 et Marie 2 dansent joyeusement dans un champ autour d’un pommier. La blonde cueille un fruit, la brune la regarde et l’interroge : « Qu’est-ce que tu as ? ». Jumpcut à l’effet absurde, les deux jeunes femmes se retrouvent dans une chambre sur un lit, la brune continue d’interroger la blonde d’un air effronté : « Qu’est-ce que tu suces ? » et se jette sur elle pour lui extraire ce qu’elle a dans la bouche, la blonde recrache un noyau de pêche. Ici, la référence à la scène biblique est évidente, mais quelle perspective narrative émerge du détournement de ce mythe fondateur ? Pour rappel, dans la Genèse, Eve choisit de croquer la pomme afin d’accéder au savoir et partage sa découverte avec Adam contre la volonté de Dieu, elle se voit ainsi condamnée à souffrir et à vivre sous l’autorité de l’homme. Au début du film de Chytilova une tout autre trajectoire dramatique s’annonce : ni Dieu, ni homme, mais un enchainement de scènes de consommation à outrance et de gâchis menées par les protagonistes.Dans l’épopée littéraire de Monique Wittig Les Guérillères (1969), le mythe du fruit croqué apparait parmi d’autres : « Dès qu’elle aura mangé le fruit, sa taille se développera, elle grandira, ses pieds ne quitteront pas le sol tandis que son front touchera les étoiles. (…) Sophie Ménade dit que la femme du verger aura la vraie connaissance du mythe solaire que tous les textes ont à dessein obscurci ». Ici, la réappropriation mythologique invite la figure féminine primordiale à accomplir une conquête, celle de réécrire son histoire et d’inventer son destin. L’autrice dévoile un nouvel ordre du monde où elle déconstruit la chaine de consommation des corps, certains ne sont plus l’objet d’un désir de prédation, d’autres anciennement dévorés deviennent dévorants : « Elles disent qu’elles ne pourraient pas manger du lièvre du veau ou de l’oiseau, elles disent que des animaux elles ne pourraient pas en manger, mais que de l’homme oui, elles peuvent. » (Wittig, Les Guérillères).Appropriation, détournement, déconstruction du mythe de la pomme croquée, nous étudierons tout d’abord au sein de la diégèse de chacune des œuvres comment ces stratégies artistiques esquissent de nouvelles figures féminines à partir de l’acte de manger. Puis, nous nous appuierons sur les contextes de création de ces œuvres, périodes de luttes sociales et culturelles (respectivement le Printemps de Prague pour Les Petites Marguerites, Mai 68 pour Les Guérillères), et ce afin de révéler les liens entre ces manières de consommer et certaines théories politiques issues de l’anarchisme, de l’écologie et du féminisme.
Date de publication : 2022-06-15
Type de document : Article dans une revue
Affiliation : Centre transdisciplinaire d’épistémologie de la littérature et des arts vivants (CTELA) ; Université Nice Sophia Antipolis (1965 - 2019) (UNS)-Université Côte d'Azur (UniCA)
Source : hal-04262269

Citer ce document

Estelle Benazet, « Détruire, disent-elles. Détournements du mythe de la pomme croquée avec Chytilova et Wittig », Loxias, 2022-06-15. URL : https://hal.science/hal-04262269