Études sur le Livre I des Essais

Josiane Rieu

Résumé :
International audience
Nous présentons ici la réédition d’un colloque sur le Livre I des Essais de Montaigne tenu à Nice en 1993 et publié par le Centre de Recherches Littéraires Pluridisciplinaires, devenu depuis CTEL. Le livre I était alors au programme d’agrégation de lettres comme cette année 2010. Nous y avions réuni des interventions sur les grandes questions qui traversent toujours notre texte (Montaigne, Études sur le Livre I des Essais, Nice, CRLP/CTEL, 1993). De nombreux travaux depuis 17 ans ont approfondi certaines problématiques et développé des approches nouvelles, des vues originales, témoignant de la vitalité d’une critique en constante évolution. Les références y sont faites à l’édition Villey-Saulnier, aux PUF, qui avait cours alors et qui reste un utile complément, d’ailleurs aisé à consulter grâce à la table de concordance de l’édition Gallimard de 2009, recommandé dans le programme des concours.Les étudiants d’agrégation ont à leur disposition l’excellente bibliographie de Catherine Magnien pour se repérer dans ces riches analyses, sur le blog de la Société Française d’Etude du Seizième Siècle, (http://www.sfdes.fr/wp-content/uploads/2010/08/montaigne-2011du-16-7-10.doc ). Beaucoup ont demandé cependant la réédition du colloque de 1993, dont les études demeurent pertinentes : la plupart des auteurs ont actualisé leur texte, et nous y avons adjoint deux études nouvelles, celles de Blandine Perona et de Bénédicte Boudou. Ce travail de relecture nous a donné l’occasion de vérifier combien la critique littéraire procède par éclairages successifs et complémentaires, combien les études antérieures continuent d’ajuster nos approches des Essais. L’œuvre de Montaigne se fonde elle-même sur une structure complexe et mobile de « conversation » au cours de laquelle se construit une relation. Selon la préface à l’édition au programme de Montaigne par Emmanuel Naya, Delphine Reguig et Alexandre Tarrête (Gallimard, 2009, p. 9) : « C’est non seulement avec Montaigne qu’il nous est donné de nous entretenir mais c’est aussi à travers lui, avec les auteurs anciens et modernes, avec les grands de France et de Navarre, avec les paysans de Guyenne, avec les savants ou les simples, les sages et les fous…. ». Montaigne fait le choix de la liberté et de la fécondité que donne la pluralité des points de vue : à plus d’un titre, il offre un modèle d’écriture qui procède de relectures imbriquées et y organise un principe d’approximation la plus fidèle possible de lui-même : à « ce que, m’ayant perdu […], ils [mes lecteurs] y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entière et plus vifve la connoissance qu’ils ont eue de moy » (Au lecteur). Il ne s’agit pas seulement pour Montaigne de renvoyer une image de soi, mais d’inventer un mode de relation par lequel la connaissance ne cesse de grandir, d’être « nourrie », de façon de plus en plus vivante… Peut-être pouvons-nous y voir une invitation à la critique elle-même, appelée à s’appuyer sur le feuilleté des analyses diverses, leurs strates se répondant au cours du temps, de manière à jouer de leurs échos dialogiques, et en profondeur à tisser autant de liens. L’ouvrage récent de Francis Goyet, Les audaces de la prudence, Classiques Garnier, 2009, apporte la possibilité désormais de comprendre la manière dont Montaigne lui-même concevait l’art du discernement. Le lecteur de cette réédition y affûtera donc son propre jugement, voyageant entre les critiques, en toute liberté. Dans cet ensemble ici présenté, une première interrogation concerne l’écriture. Raymond Esclapez observe que si la forme de l’essai ressortit à plusieurs modèles génériques (la leçon, la dispute, l’éloge paradoxal, les modalités de la méthode pyrrhonienne), Montaigne forge un lieu d’écriture en accord avec sa réalité psychologique et intellectuelle. L’essai est un véritable outil d’analyse qui épouse la plasticité même du jugement et du caractère de l’auteur, signifiant l’irrésolution essentielle qui préside aux entreprises humaines. Pour cela même, il se découvre ouvert à l’inspiration poétique. Cette « ouverture » du texte peut être abordée de plusieurs angles. James Dauphiné l’analyse sous le signe du banquet et des plaisirs de la table : la variété et la diversité de la « galimafrée » ou de la « fricassée » qui caractérisent les essais recèlent une véritable réflexion sur la valeur et le pouvoir des noms. De fait, la multiplicité est soumise à un art du mélange et de la recette unique, digne de son auteur et de la relation qu’il offre à son lecteur. André Tournon, quant à lui, explore les non-dits et les silences sous-jacents aux Essais, à partir du centre absent et pourtant signalé du Discours de La Boétie. Selon lui, cette absence significative étend sur l’ensemble du texte une attente : celle du surcroît de sens et de cohérence que donnera le déchiffrement du lecteur ami. Les « silences » organisent un espace libre pour la réflexion et la relation de connivence entre auteur et lecteur, en contrechamp du texte, là où peut se poursuivre le dialogue interrompu avec l’ami perdu. Blandine Perona attire l’attention sur les procédés stylistiques d’une écriture de la distanciation dans les Essais, procédés qui, selon elle, doivent beaucoup à la Sophistique, dans la mesure où Montaigne multiplie les effets de discours et les met en scène constamment sans résoudre autrement que par la poursuite du discours lui-même. Les effets de deixis étudiés par Eliane Kotler semblent désigner au lecteur des fragments de réel, – alors qu’ils ne font que représenter des fragments du texte lui-même. C’est cependant au travers de ces morphèmes « ce », « c’est », que Montaigne se livre de façon plus personnelle, et que se joue une efficacité de persuasion capable d’entraîner le lecteur dans une vision du monde. Ces différentes approches de l’écriture soulignent la recherche d’un mouvement vers l’autre (l’autre qui parle, ou la réalité insaisissable par le texte) et conduisent à aborder la question de la relation du texte au hors texte. Selon l’analyse de Josiane Rieu, si les anecdotes peuvent être considérées comme des références au réel convoqué dans le texte, elles organisent un dispositif scénographique et heuristique propre à susciter la distance réflexive du jugement, et surtout à saisir la perception du sujet en train de s’essayer, hors texte et grâce au texte, dans un corps à corps avec le monde et avec sa propre réalité, une réalité relationnelle. Michel Prieur poursuit l’analyse philosophique de l’expérience des plaisirs de la vie tels qu’ils transparaissent dans les Essais. Montaigne, héritier de nombreuses traditions antiques, choisit de garder trois niveaux d’approches de l’hédonisme : un hédonisme de nécessité, inhérent à la pulsion vitale, un hédonisme paradoxal qui se propose l’anéantissement de soi au profit d’une autre vie, et un hédonisme supérieur, celui du sage ou du religieux qui dans sa retraite solitaire éprouve de façon maximale les plaisirs de la vie, grâce à une libération des entraves temporelles et à la délicatesse d’une approche intérieure, transcendante, qui mène à la plénitude de l’accomplissement une volupté sublime mais réelle, supérieure mais non abstraite. L’expérience du corps qui transparaît dans les Essais peut se décliner du plaisir à la douleur. Marie-Madeleine Fragonard approfondit la question de l’expérience de la douleur physique telle qu’elle apparaît dans l’essai I, 14. Si le pourceau de Pyrrhon semble d’abord servir de modèle au sage, Montaigne observe que la réalité de la douleur ressentie démasque tout artifice intellectuel. Il passe en revue toutes les possibilités de rapport à la douleur, jusqu’aux choix doloristes héroïque ou mystique ; mais face à ces extrêmes, les Essais renvoient le lecteur à une indépassable perplexité devant l’étrangeté de la douleur, incontournable preuve pourtant de notre être au monde, dans l’univers douteux. La philosophie ou la sagesse de Montaigne se manifeste donc au travers d’une écriture qui sollicite un écart interne à elle-même, et qui vise à donner l’impulsion d’un mouvement de distance réflexive, que ce soit sous la forme de questionnements irrésolus sur le monde, que ce soit pour une modélisation de la consciente d’être au monde. Ce dispositif d’ouverture est propice à la création d’une relation dynamique avec soi-même et avec le lecteur. Yvonne Bellenger dans une analyse des stratifications qui structurent le chapitre 56 « Des prières », découvre un questionnement nuancé, complexe, et une fascination de plus en plus profondes et sérieuses de l’auteur sur la religion, notamment son engagement pour une réelle soumission du cœur à la puissance divine, qui participe de son refus des nouveautés destructrices ainsi que d’une foi croissante au fil du temps. Pour François Roudaut, qui interroge la notion de passion dans le livre I, Montaigne ne propose pas de précepte pour dominer ses passions, ni de jugement moral, il observe les effets des perturbations qu’elles entraînent sur le jugement comme dans les relations aux autres. Or, la passion est infiniment modulable et peut être dirigée avec succès, dans la mesure où l’écriture crée un lieu de distance entre soi et soi, qui permet de rendre compte de l’obscurité mouvante de la psychologie mais aussi d’en suggérer la continuité. Bénédicte Boudou enfin analyse le modèle des « grands hommes » dont la tradition remonte à l’Antiquité et à l’usage des exempla. Le Livre I dessine une conception de ces figures, qui pourra être différente dans la suite des Essais, et qui repose sur des qualités emblématiques parfois définies par défaut. L’étude permet de renouveler les définitions des qualités et vertus humaines selon Montaigne. Ainsi, il semble que toute analyse littéraire des Essais rejoigne d’une manière ou d’une autre la problématique du sens que l’on peut donner à la structure « ouverte » d’une forme complexe, où s’entremêlent textes et convocations toujours relancées de réalités insaisissables, hors du champ textuel. Quelles que soient les positions critiques adoptées, cette ouverture de la forme est perçue comme entrant dans une dynamique d’écriture liée à une quête, celle profondément humaine d’ouvrir et d’entretenir une relation. Relation aux autres, à soi, relation à la vérité, relation aux discours en miroirs infinis, relation à l’ami lecteur ? Nous espérons que les études ici réunies contribueront à donner au lecteur des Essais le goût de relectures toujours plus profondes.
Date de publication : 2010-12-15
Type de document : Article dans une revue
Affiliation : Centre transdisciplinaire d’épistémologie de la littérature et des arts vivants (CTELA) ; Université Nice Sophia Antipolis (1965 - 2019) (UNS)-Université Côte d'Azur (UniCA)
Source : hal-04533332

Citer ce document

Josiane Rieu, « Études sur le Livre I des Essais », Loxias, 2010-12-15. URL : https://hal.science/hal-04533332