Quand l’occasion fait le migrant. Migrations philippines transimpériales et conquête française de l’Indochine (1858 - années 1880)

Xavier Huetz de Lemps

Page de l'archive
Résumé :
National audience
Le 20 août 1858, une expédition navale franco-espagnole quitte la baie de Manille, officiellement pour châtier les autorités vietnamiennes coupables d’avoir persécuté les missionnaires catholiques et officieusement, du côté français, pour tenter de conquérir le tant désiré « point d’appui » en mer de Chine méridionale. Le corps expéditionnaire espagnol compte, au plus fort de son engagement 1 500 hommes ; tous, à l’exception des hauts gradés espagnols, sont des Philippins de l’armée coloniale régulière. Agréablement impressionnés par la frugalité, l’endurance et le courage de ces soldats, le commandement français obtient l’autorisation des autorités coloniales espagnoles de recruter dans l’archipel environ un millier d’hommes (marins, soldats et infirmiers) qui servent sous le drapeau français. Après leur participation à la conquête puis à la « pacification » de la Cochinchine, le rapatriement de ces personnels s’échelonne du début de l’année 1859 au printemps 1863. Cependant, un partie –dont le nombre reste à déterminer – de ces « Tagals », comme les appellent les Français, choisissent de se rengager dans l’armée française, tandis que d’autres désertent. Certains s’installent durablement dans la péninsule indochinoise, et, jusqu’à la fin du siècle, les sources imprimées mentionnent de temps à autre ces individus à la trajectoire vitale étonnante. Sans nul doute, ces migrants philippins ne peuvent être considérés comme des « pionniers » : aucun flux migratoire, même modeste, ne naît de ces migrations d’aubaine. Avides de main d’œuvre soumise pour « mettre en valeur » leur colonie, les autorités françaises envisageront ponctuellement d’importer des bras philippins, tout comme les autorités espagnoles rêveront d’établir des « Tonkinois » aux Philippines ; mais ces projets coloniaux, comme tant d’autres, ne dépasseront pas le stade du dossier, de l’expediente administratif. Ces migrants philippins en Indochine française sont pourtant intéressants à plus d’un titre et d’abord pour eux-mêmes. En effet, leur comportement, leur situation sociale et leur statut au regard du droit local et international ont parfois posé problème dans la colonie française, soulevant les épineuses questions de leur nationalité, de leur identité et de leur identification, de leur catégorie ethno-raciale d’appartenance et de leur droit à être protégés par les autorités espagnoles. Ces vies anodines ont donc laissé des traces dans les archives françaises comme espagnoles, traces qui peuvent permettre de mieux cerner leurs motivations à s’engager ou se rengager dans l’armée française, puis à renoncer au retour au pays pour finir de vivre dans une autre colonie européenne. À ce stade de l’enquête, je n’ai consulté que la correspondance du poste consulaire espagnol de Saigon, conservée à l’Archivo Histórico Nacional (Madrid), mais, si les archives de ce consulat ont été rapatriées en Espagne, l’Archivo General de la Administración (Alcalá de Henares) pourrait fournir des renseignements précieux. De même, j’ai repéré – mais pas encore consulté – quelques mentions relatives à ces Philippins dans les papiers de l’administration coloniale française conservés aux Archives Nationales d’Outre-Mer (Aix-enProvence). Les archives de la Marine (SHD, Vincennes) recèlent potentiellement de la documentation pour la charnière entre les années 1850 et 1860. Les Philippins émigrés au Vietnam ne font l’objet que de mentions ponctuelles dans la correspondance du consul de France à Manille (conservée à La Courneuve), mais, alors que les archives du poste ont été engrande partie détruites pendant la Seconde Guerre mondiale, l’inventaire des papiers réchappés du désastre et aujourd'hui conservés au centre des archives diplomatiques de Nantes mentionne un volume conséquent d’informations nominatives sur les Tagals recrutés par la France entre 1859 et 1861. Je n’ai pas pu pour l’instant consulter ces documents. Le fait que ces migrants n’aient pas été des pionniers mérite qu’on s’y arrête parce que, en miroir, la modestie des flux pourrait contribuer à la réflexion collective de notre projet exploratoire et aider à comprendre les mécanismes qui permettent de passer de l’échelle des projets individuels à celui des filières, de l’aventure migratoire individuelle à la massification des flux. À l’évidence, le contexte colonial – en fait ici un double contexte, aux Philippines et en Indochine – fut successivement un incitateur ponctuel et un frein puissant à la migration, mais d’autres facteurs démographiques et socio-économiques internes à l’archipel philippin ont sans doute influé. Il me semble que la lecture historique des migrations peut facilement basculer dans le finalisme soit, à l’échelle des cohortes, en privilégiant les mobilités qui débouchèrent sur la mise en place de courants migratoires importants soit, à l’échelle de l’individu, en présupposant l’existence d’un projet migratoire réfléchi et « raisonnable » en fonction de facteurs « objectifs ». Les autres sciences sociales et humaines ont sans nul doute beaucoup à apporter sur ce point et, en histoire, l’analyse de migrations « accidentelles » comme c’est ici le cas, peut constituer un antidote. Enfin, cette enquête permettrait de combler une lacune dans l’historiographie des migrations philippines. Si le flot, de plus en plus puissant et globalisé à partir des années 1970, des travailleurs émigrés philippins a logiquement fait l’objet de nombreuses enquêtes en sciences sociales ; si les fascinants courants migratoires entre les deux rives de l’océan Pacifique à l’époque du Galion de Manille (1565-1815) ont littéralement aimanté nos collègues modernistes conquis par la global history, les travaux sur les migrations philippines dans le dernier siècle de la domination espagnole n’ont donné lieu qu’à de rarissimes travaux alors même que la documentation, certes très éparse, existe. Relevons le défi d’enquêter sur l’histoire discrète et négligée de ce flux transimpérial !
Date de publication : 2022-12-16
Type de document : Communication dans un congrès
Affiliation : Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine (CMMC) ; Université Nice Sophia Antipolis (1965 - 2019) (UNS) ; COMUE Université Côte d'Azur (2015-2019) (COMUE UCA)-COMUE Université Côte d'Azur (2015-2019) (COMUE UCA)-Université Côte d'Azur (UCA)

Citer ce document

Xavier Huetz de Lemps, « Quand l’occasion fait le migrant. Migrations philippines transimpériales et conquête française de l’Indochine (1858 - années 1880) », Pionnières et pionniers des migrations globales (XVIIIe-XXIe siècle), 2022-12-16. URL : https://hal.science/hal-03971224