Les récits d’expériences : le croisement de la vie et de l’invention chez Conrad, Lobo Antunes et Le Clézio
Abstract :
International audience
« Pour poursuivre son métier, l’écrivain doit fréquemment se tourner vers ses souvenirs et chercher à conserver les ombres1 ». Le rôle de l’écrivain, selon Joseph Conrad, est de se tenir à l’écart comme un spectateur, mais aussi tel un témoin « reconnu dans la faculté d’intuition que peuvent exprimer des paroles de sympathie et de compassion.2 » L’aventure coloniale et maritime mène Conrad le marin à devenir Conrad l’écrivain ; son projet d’écriture s’appuie sur la transposition de la vie dans l’œuvre : « Au cœur des ténèbres […] est une expérience poussée (et seulement très peu) au-delà des faits réels des événements (notre trad.)3 ». Ces propos apparemment contradictoires désignent une œuvre au croisement de la vie et de l’invention : Au cœur des ténèbres (1899) dévoile la réminiscence d’une expérience traumatisante et jusque- là secrète, le roman utilisant le mode de la confidence dans un récit-cadre. Dans un contexte historique similaire quoique plus tardif, Le Cul de Judas du Portugais Lobo Antunes (1979) se greffe sur l’œuvre de Conrad par des intertextes thématiques et formels. La retranscription de littéraires conventionnelles. La pluralité des voix, la forme circulaire du récit et la mise en abyme permettent, simultanément, le surgissement de la dimension réaliste et de l’aspect psychique de l’expérience. L’Africain (2004) de Le Clézio est aussi la somme de l’aventure africaine sous la forme d’un récit aussi décousu qu’imprégné de souvenirs et de photographies illustratives.Conrad et Lobo Antunes reviennent eux-mêmes d’Afrique avec un butin de l’ordre de la notification, de l’observation : l’un avec Carnet du Congo publié à titre posthume en 1925 et l’autre avec Lettres de la guerre publiées tardivement en 2006. Il est inimaginable que Conrad juge l’impérialisme sans nuances : l’exil, l’adoption par l’Angleterre nourrissent l’ambivalence de ses propos. Pareillement, Lobo Antunes retrace le paradoxe d’un régime politique affaibli, mais qui continue à s’enliser dans une guerre coloniale. Le Clézio déplore les années d’une guerre mondiale terrifiante et les souvenirs d’une Afrique mythique malgré la conjoncture coloniale. Un saut brutal de la périphérie vers le centre impérial, de l’expérience coloniale à la création littéraire favorise ainsi chez ces auteurs un double type de croisement, expérience/périphérie et fiction/centre. Ce glissement spatial s’accompagne de difficultés à raconter, d’où des procédés formels particuliers. Nous proposons d’étudier la manière dont s’articulent l’expérience coloniale et sa retranscription mémorielle, avec le recul du temps et du retour en métropole, ainsi que d’explorer l’originalité de ces croisements.
Published : 2024-09-15
Citation
Essaddek Amarchih, « Les récits d’expériences : le croisement de la vie et de l’invention chez Conrad, Lobo Antunes et Le Clézio », Loxias, 2024-09-15. URL : https://hal.science/hal-04692359